
En ces temps sombres d'ouragans, d'incendies, d'inondations et autres catastrophes naturelles ou moins naturelles, j'ai trouvé cet article du New Yorker, de
Ben McGrath rafraîchissant et sympathique. J'en fais une petite traduction:
Un très bon cru
Un jour, en 1977, alors que sa femme Vera était de sortie, Latif Jiji, professeur de génie mécanique à City College, sema un plant de vigne dans la cour de sa maison, sur la 92ème, entre Park et Lex. Puisque ce jardin était le territoire sacré de sa femme, Latif en avait profité pour planter ce pied en catimini. Mais cela ne prit pas longtemps avant que la vigne ne grossisse à un niveau tout à fait stupéfiant. La fertilité du terrain s'expliquait par les divers nutriments du riche Upper East Side (pluie saveur de smog, crottes de caniches, effluves d'antimites, etc.).
«Cette manière d'opérer m'inspire des conclusions plus que Freudiennes» déclare Vera, prof d'anglais à la retraite. « Donnez un petit bâton à un homme, et il l'utilisera à fin de tout dominer.»
La vigne fait une bonne trentaine de mètres aujourd'hui, s'étalant de la court avant jusqu'à l'arrière de la maison, sur quatre étages, et ce à travers le toit. Donnez lui encore quelques années, et elle continuera à s'étendre jusqu'au porche d'entrée. Chaque année, on peut tirer de cette vigne quelques 200 kg de raisins verts de Niagara. Quantité suffisante pour que les Jiji se mettent à produire leur propre vin blanc, qu'ils appelèrent bien évidemment Château Latif. Une centaine de bouteilles par vendange. Les Jiji peuvent d'enorgueuillir d'être les seuls producteurs de vin de Manhattan. « Les Grecs, les Romains, les Arabes : ils utilisaient des petits pieds de vignes, des pieds horizontaux, guère plus de 2 mètres de hauteur. Mais pas moi, » dit Latif. « Moi, j'ai les plus hautes vignes du monde.»
Latif, 77 ans, a grandi à Bassorah, en Irak, où son père était un producteur amateur de vin. Et rien ne pouvait empêcher Latif de perpétuer la tradition familiale. Même le fait d'habiter sur l'île la plus densément peuplée d'Amérique du nord. Même le fait d'habiter au dessus d'une ligne de métro. Son vin est un pur produit du terroir de Park Avenue.
« Ce vin pousse sur un unique terreau de monoxide de carbone, d'eau de cuisson de hotdog, et de fumée de la ligne 6,» dit Jeff Ourvan, beau-fils de Latif, alors qu'il s'avale un des raisins miraculeux. Ourvan participe avec toute la famille à la traditionnelle vendange familiale de septembre, qui se tient sur le toit. Il collecte les grappes gluantes dans un sac en plastique, évitant d'en faire tomber dans la cheminée du voisin. (Le résident précédent n'était pas fan de cette vigne, et s'assurait scrupuleusement qu'aucune feuille ne passe les limites de sa propriété.)
Une bonne douzaine de glaneurs, couvrant trois générations, ont travaillé cette année, pendant 12 heures, se passant les paniers du toit à la maison par un système de poulies, se penchant par les fenêtres pour les accrocher. En bas, d'autres pesaient les trophées, utilisant un pèse-personne, sacs à la main, retranchant de la balance leur poids à vide. Ils nettoient les raisins couverts de cette couche de pollution à l'eau vive, puis les collectent dans le panier à linge. ils passent ensuite dans un égrappoir métallique dans le fonds du jardin, et dans un pressoir à bois. Le flux constant du jus de raisin, est collecté dans un seau de nettoyage et une poubelle en plastique, puis finit dans un fermenteur en verre de 15 litres.
Avant deux heures, le vin était tiré brut. C'était la plus petite récolte en 15 ans. Latif expliquait ce résultat par le manque de pluie, et les rénovations de son nouveau voisin, qui aurait pu endommager les racines. Le consensus était que le cru de cette année était plus sucré, plus citronné que le cru précédent. Une équipe de « chimistes » fut alors constituée autour de la table patio, avec l'hydromètre, une calculatrice, et un sac de sucre venu du supermarché.
En début de soirée, un invité assoiffé se demandait s'il pouvait essayer de ce vin. Une bouteille fraîche du cru 2000 fut débouchée et fut jugée bien rafraîchissante. Il avait le goût sucré et passablement métallique de la retsina ou du Riesling.
« Est-ce qu'on peut dire qu'il est sec ?», demanda une des filles de Latif.
« Non, non, c'est l'opposé de sec, il est doux,» répondit l'une de ses soeurs.
La nuit tomba, et la famille se rassembla autour d'une casserolée de tomates et d'aubergines, dans la maison. Un autre toast fut porté, Château Latif 97. Personne ne se souvient plus vraiment si c'était une bonne année ou non.